Chapitre 25
Le loup
Alexanne se rendit jusqu’à la balançoire au fond de la cour où elle s’assit en tentant désespérément de calmer sa colère. Elle n’avait pourtant pas un tempérament irascible. Jamais elle ne s’emportait contre les autres à l’école. Au contraire, elle était d’une docilité exemplaire ! Pourquoi cet homme, qu’elle venait à peine de rencontrer, la mettait-il dans un état pareil ?
La minuscule fée blonde, qui la suivait partout, se posa alors sur le banc devant elle, très inquiète de la trouver dans une telle fureur.
— Je n’ai qu’un seul oncle, Coquelicot, et il se donne le droit de salir la mémoire de mon père ! s’exclama l’adolescente.
Alexanne se mit à se balancer en faisant des mouvements brusques, et la petite créature magique dut s’accrocher fermement aux lattes de bois pour ne pas être catapultée dans l’herbe. Elle gazouilla aussitôt un commentaire dans sa langue d’oiseau.
— Ne perds pas ton temps. Je n’y comprends toujours rien.
L’adolescente s’arrêta net en réfléchissant à cette première rencontre avec le plus jeune des Kalinovsky.
— Il a les mêmes yeux qu’Orion… Tu ne trouves pas ça bizarre ?
La minuscule fée se mit alors à lui raconter quelque chose en faisant de grands gestes. Alexanne haussa les sourcils, incapable de déchiffrer ses signaux. Coquelicot prit donc son envol, saisit la manche du chandail d’Alexanne et la tira vers le jardin. Afin de comprendre ce qu’elle tentait de lui dire, l’adolescente descendit de la balançoire et la suivit. En battant des ailes, la fée l’emmena jusqu’à la fontaine, lâcha le vêtement de l’adolescente et se posa sur le sol.
— Il y a quelque chose ici que je dois voir, est-ce bien ça ?
Coquelicot hocha vivement la tête, puis se mit à mimer la démarche et les dents d’un prédateur. Alexanne se pencha et distingua les empreintes dans la boue.
— Ce sont des pattes de loup, probablement celles d’Orion. Tout ce que je t’ai dit, c’est que cet homme avait les mêmes yeux que lui…
En prononçant ces mots, l’orpheline comprit ce que Coquelicot tentait de lui dire.
— Tu penses que cet homme est un loup ?
La petite fée laissa retomber ses épaules, contente de s’être enfin fait comprendre.
— Mais c’est impossible…
Coquelicot s’envola pour se poser sur le bord de la fontaine. Elle mima un homme se faisant mordre la main, puis tomba sur la pierre et se tordit de douleur.
— Est-ce que ça va ?
La minuscule créature la regarda intensément pour lui recommander de ne pas interrompre sa présentation, puis elle se mit à marcher à quatre pattes en hurlant comme un loup.
— Il serait donc un loup-garou, selon toi ?
Coquelicot lui fit un signe de tête affirmatif.
Mais dans quelle famille de fou suis-je née ? s’effraya Alexanne. Ma grand-mère est un fantôme, ma tante est une fée et mon oncle, un loup-garou…
Éprouvant un urgent besoin d’être rassurée, elle décida d’appeler Matthieu ou Marlène. Pour ne pas se retrouver dans la même pièce que son oncle, elle longea le côté de la maison, mais s’arrêta juste avant de tourner le coin, lorsqu’elle entendit s’ouvrir la porte principale. Elle étira le cou pour voir ce qui se passait et aperçut Tatiana qui acceptait la boîte de plantes que lui tendait son frère.
— Je n’ai pas pu tout t’apporter ce matin, mais je reviendrai avant le coucher du soleil avec le reste, lui dit-il.
— Tu peux revenir demain, si tu veux.
— Tu sais bien que ce ne sera pas possible.
Tatiana l’embrassa sur la joue.
— Prends soin de toi, petit frère.
— N’est-ce pas ce que je fais de mieux ?
Il baissa les yeux, comme s’il était souffrant, puis recula et marcha vers la route. Tatiana entra dans la maison et referma la porte. Toujours dissimulée entre la brique rouge de la maison et un arbuste, Alexanne espionna son oncle. Elle le vit s’éloigner de la propriété, les mains dans les poches de son veston de denim usé. Une fois au bout de l’entrée, il tourna à gauche sur la route de terre. Désirant absolument savoir où il allait, l’adolescente sortit de sa cachette et courut jusqu’à un bosquet de bouleaux. Elle risqua un œil sur le chemin, mais il n’y avait plus personne !
— A-t-il aussi le pouvoir de disparaître ?
Elle se posta sur la route qui s’étendait très loin devant elle et ne vit aucun signe d’Alexei ou d’un véhicule quelconque.
— Pourtant, ma tante m’a dit que seules les femmes de notre famille possédaient des facultés surnaturelles…
Alexanne fit quelques pas en regardant entre les arbres pour voir si Alexei ne s’y était pas dissimulé, mais il n’y avait personne nulle part. Elle revint à la maison en courant et trouva Tatiana qui lavait la vaisselle.
— Tu sors par une porte et tu entres par l’autre maintenant ?
— J’ai suivi votre frère ! Il est allé au bout de l’entrée, il a tourné à gauche sur la route et il a disparu !
— Mais que me racontes-tu là ?
— On peut voir très loin sur la route, et j’étais juste derrière lui ! Il est impossible qu’il ait parcouru toute cette distance en si peu de temps.
— En camion, c’est certainement possible.
— Je n’ai pas entendu de moteur ! Et s’il avait été en camion, il aurait fait lever de la poussière ! Mais il n’y avait rien ! Rien du tout ! Comprenez-vous ce que je suis en train de vous dire ?
— Non, Alexanne. Je t’en prie, explique-toi.
L’adolescente débarrassa sa tante du bol et du linge de vaisselle et les déposa sur le comptoir. Elle prit sa main et l’emmena à la table où elle la fit asseoir afin d’avoir toute son attention.
— Je pense qu’il est temps que vous me disiez toute la vérité au sujet d’Alexei.
Tatiana soupira en se demandant jusqu’où elle pouvait aller sans l’effrayer.
— Surtout, ne me dites pas que c’est mon imagination qui me joue des tours, l’avertit Alexanne. Je ne crois plus à cette excuse.
— Alexei est différent de tous les autres hommes.
— Ça, je l’avais remarqué.
— Il est le dernier enfant que ma mère a mis au monde, et il a failli mourir en naissant. C’est grâce à ses notions de guérison que ma mère a finalement réussi à le sauver. Mais il ne s’est pas développé comme Vlado et moi.
— Il était retardé mentalement ?
— C’est ce que nous avons d’abord pensé, car il ne parlait pas et il se désintéressait de tout ce que nous tentions de lui apprendre. Parce qu’ils ne faisaient pas confiance à la médecine traditionnelle, mes parents n’ont rien fait pour l’aider. Nous nous sommes habitués à son silence et à ses difficultés d’apprentissage et nous avons été très patients avec lui.
— Dans le grenier, votre grand-mère m’a dit qu’il était une âme tourmentée.
— Ma mère était très attachée à la religion de son pays, que personne ne pratiquait dans la région. Elle nous a élevés en fonction de ses croyances, mais Alexei n’a jamais eu la même compréhension des choses que nous. Il vivait dans son monde à lui et il préférait la compagnie des animaux. Ma mère disait souvent que seules les âmes primitives se comportaient comme lui. Au lieu de se montrer docile comme ses autres enfants, il se rebellait et sortait pour aller jouer avec les chiens, beau temps, mauvais temps.
— Avec les chiens ? s’étrangla Alexanne en pensant au loup.
— Il leur faisait faire tout ce qu’il voulait sans jamais ouvrir la bouche. Nous ne comprenions pas comment il s’y prenait à l’époque, mais maintenant, je sais qu’il se servait de ses facultés télépathiques. Je ne sais pas quand il a appris à parler, mais lorsqu’il s’est enfui de la secte et qu’il s’est présenté chez moi, il y a quelques années, il s’exprimait normalement.
— S’il avait appris à parler avec vous, il serait bien plus poli.
— Alexei est abrupt, c’est vrai, mais il faut que tu prennes en considération qu’il a beaucoup souffert, autant chez nous que durant son séjour au sein de la secte.
— J’ai vu dans ses yeux qu’il vous aimait beaucoup, mais on dirait qu’il méprise les autres membres de sa famille.
— Il a eu des relations tendues avec notre père, parce qu’il refusait de travailler la terre avec Vlado, et il ne s’entendait tout, simplement pas avec ma mère. C’était l’eau et le feu. Mon petit frère vivait dans sa tête et il continue malheureusement de le faire encore aujourd’hui.
— Pourquoi s’est-il enfui de chez vous ?
— C’est la faute de mon père, je crois. Puisque Alexei ne voulait rien faire pour nous aider à survivre, il lui a dit qu’il n’était plus question qu’il le nourrisse et qu’il le loge gratuitement. Ce n’était qu’une menace pour le faire réagir, car le petit n’avait que dix ans. Mais peu de temps après, nous avons constaté en nous réveillant qu’il était parti en emportant les quelques affaires qu’il possédait, et il n’est jamais revenu.
— Comment s’est-il retrouvé dans une secte ?
— Il m’a raconté qu’à l’automne, incapable de trouver de quoi manger dans la forêt, il s’est présenté à leur forteresse et on l’a nourri. Il y est resté emprisonné pendant plus d’une dizaine d’années et, pour que mes parents ne puissent pas venir le chercher, on a délivré son acte de décès et on lui a donné un nouveau nom. C’était une brebis perdue, un enfant, alors le grand chef l’a adopté et préparé à prendre un jour sa relève.
— Lui qui avait toujours refusé l’enseignement religieux de sa propre mère…
— Il a aussi résisté à cet endoctrinement, crois-moi. Ce qui intéressait Alexei, c’était uniquement la nourriture et le logement.
— En d’autres mots, mon oncle est un profiteur.
— Maintenant, c’est toi qui es dure avec lui, Alexanne.
— Oui, vous avez raison. Pardonnez-moi. Mais dites-moi, pourquoi Alexei a-t-il quitté la secte ?
— Pour la même raison qu’il a abandonné sa famille. Une fois qu’il a été assez vieux, on a exigé qu’il prenne ses responsabilités et qu’il fasse sa part pour la communauté. Alexei est un homme solitaire et indépendant. Il ne fait que ce qu’il veut, quand il veut. Ils ont donc tenté de le mater. Exaspéré par les punitions et les privations, il a tenté le tout pour le tout, malgré les hommes qui lui tiraient dessus avec leurs carabines. C’est son instinct qui lui a permis de revenir jusqu’ici, car je l’ai trouvé évanoui à ma porte, avec huit balles de fusil dans le corps. Je l’ai traîné jusqu’au salon et je l’ai soigné, même si j’étais certaine qu’il allait finir par mourir de ses blessures. Mais toujours aussi têtu, au bout d’une semaine, il a ouvert les yeux.
— Vous lui avez sauvé la vie, c’est donc pour ça qu’il vous aime tant !
— Il m’aimait déjà avant ces tristes événements.
Tatiana lui raconta qu’il avait rapidement repris des forces et qu’un matin, elle ne l’avait pas trouvé dans son lit. Elle avait suivi ses traces jusqu’à la rivière, au pied de la montagne, puis, plus rien, comme s’il s’était volatilisé.
— Il n’est revenu que deux ans plus tard avec une boîte d’herbes médicinales pour me remercier. C’était le premier mot que j’entendais de sa bouche en vingt-deux ans.
— Même quand vous l’avez soigné, il ne vous a rien dit ? s’étonna Alexanne.
— Rien du tout. Mais ses deux ans de liberté totale dans les bois lui ont délié la langue. Nous avons bavardé toute la nuit. C’est là qu’il m’a raconté tout ce qui lui était arrivé depuis son départ de la maison.
— Qui lui a enseigné à cultiver des plantes médicinales ?
— Une femme dans la secte. Il a commencé à en trouver dans les bois et il les a rassemblées selon leurs propriétés curatives. Il a un flair extraordinaire pour les plantes.
— Vous avez continué de le revoir, donc.
— Il revient tous les étés.
— Où va-t-il, l’hiver ?
— Il s’est construit un abri, mais je n’y suis jamais allée.
— Y a-t-il encore des choses que vous ignorez à son sujet ?
— Est-ce que tu me le demandes parce que tu crois l’avoir vu disparaître sur la route ?
— J’ai bien peur que ce soit plus compliqué encore. Coquelicot croit que votre frère est un loup.
— Un loup ? répéta Tatiana, qui ne savait pas si elle devait rire ou s’inquiéter.
— Il a les mêmes yeux qu’Orion, admettez-le.
— Ton pouvoir de double vue t’a-t-il fait voir un animal sauvage dans ses yeux ?
— Je n’ai pas pu supporter son regard assez longtemps pour y voir quoi que ce soit. Mais Coquelicot semble plutôt certaine de ce qu’elle avance.
Pour la première fois depuis qu’Alexanne habitait chez elle, Tatiana sembla hésiter.
— Moi, ce que je vois dans ses yeux, dit-elle finalement, c’est son amour de la nature, des plantes et de la terre. Ce ne sont pas des pensées qu’entretiendrait un prédateur. Mais laisse-moi y réfléchir pendant quelques jours, d’accord ?
Sombrant dans la tristesse, Tatiana quitta la cuisine. Alexanne n’avait pas voulu la mettre dans un état pareil, mais il était trop tard maintenant. Le chat… ou plutôt le loup était sorti du sac. L’adolescente décida toutefois d’en avoir le cœur net. Elle capturerait Orion et elle l’obligerait à dévoiler sa véritable identité. Elle alla donc chercher le pot de beurre d’arachide dans l’armoire.